Transaction bancaire : Une société burkinabè épinglée par le Trésor américain

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• De l’argent versé à une société serbe de vente d’équipements militaires
• Ladite société a confirmé avoir exporté des armes au Burkina Faso
• Dermardirossian Rafi, l’associé, insaisissable

Quel est le lien entre une banque au Burkina Faso, une société de sécurité, un musicien, un franco-libanais, une société serbe et le trésor américain ?

Le 13 mars 2017, le Financial Crimes Enforcement Network (FinCen) épingle une transaction bancaire entre le Burkina Faso et la Serbie. Selon la déclaration de soupçon rédigée par le gendarme américain de la finance, cette transaction concernait une société du nom de Aranko Security, société domiciliée à Ouagadougou, au Burkina Faso, exerçant dans l’importation et la vente de matériels de sécurité. Cette dernière a effectué un transfert bancaire de près de 60 millions F CFA. Le destinataire final de l’argent est Beatronic Supply DOO. Une société serbe qui s’occupe de la vente d’équipement de pointe entrant dans le cadre de l’aviation et du domaine militaire entre autres. Sur les documents de FinCen que ICIJ (International Consortium of Investigative journalists) a obtenus et auxquels nous avons eu accès, il est mentionné que la somme envoyée représente 30% du paiement de la facture

Pour le bureau du département du Trésor des États-Unis, qui collecte et analyse les informations sur les transactions financières afin de lutter contre le blanchiment d’argent national et international, le financement du terrorisme et d’autres crimes financiers, cette transaction qui a eu lieu le 13 mars 2017 a été classée dans les activités suspectes.

Qu’est-ce qui a poussé le Trésor américain à signaler la transaction comme suspecte ? Dans la règlementation financière du FinCen, une Déclaration d’activité suspecte (DAS) ou une Déclaration de transactions suspectes (DTS), c’est toute transaction financière qui n’a pas de sens pour l’institution financière, qui est inhabituelle pour ce client particulier ou qui semble être faite uniquement dans le but de dissimuler ou d’obscurcir une autre transaction distincte.

4 banques utilisées pour effectuer la transaction

Dans le cas de la transaction bancaire entre Aranko security et Beatronic Supply DOO, plusieurs éléments expliqueraient qu’elle ait été déclarée suspecte. En premier lieu, il y a le chemin pris par l’argent. En effet, le document à notre disposition explique qu’il a fallu le concours de 4 banques afin de réaliser cette transaction. Celui-ci montre que ABIC/AFRIBFBF, la filiale de Bank of Afrika au Burkina Faso, a été le point de départ du mouvement bancaire. Les 60 millions F CFA ont été ensuite envoyés à la City bank à New York, puis transférés à la DZ Bank en Allemagne, puis enfin déposés dans la SRBNDD, une banque serbe.

De musicien à gérant de société d’achat d’armes

Nous avons recherché les liens existant entre ces deux sociétés mentionnées dans le document de FinCen. La première est la société burkinabè Aranko security. Selon le «Promoteur», magazine de la Maison de l’entreprise, N°74 de janvier-février 2017, son gérant est Simporé Tanga Aimé Cyriaque.

La société a pour objet, selon l’acte notarial qui a acté sa création, publié dans Les Editions « Le Pays » du 23 janvier 2016 : «L’importation et la vente de matériels de sécurité tels que les pistolets et armes à feu de type 9 mm, 7.65, P.22, calibre 12 pour chasse, fusils à pomme ; les munitions de 9 mm, armes à feu tous genres ; les gilets pare-balles ; les détecteurs de métaux ; les portis de sécurité ; les paires de menottes ; les habillements militaires et paramilitaires ; les matraques (bâtons de police) ; les munitions tous genres ; et plus généralement, toutes autres activités ou opérations financières, mobilières, immobilières, industrielles ou commerciales pouvant se rattacher directement ou indirectement à l’objet pour en faciliter la réalisation, l’extension ou le développement ».

Simporé Tanga Aimé Cyriaque est plus connu des Burkinabè sous son nom d’artiste, King Cyriaque. Cet artiste musicien, chanteur était membre du groupe « La cour suprême ». Un groupe de 4 chanteurs qui ont fait les beaux temps de la chanson burkinabè en 2004. Comment du statut d’artiste chanteur, M. Simporé s’est-il retrouvé gérant d’une société importatrice d’armes. S’agit-il d’un prête-nom ?

Deux sociétés pour le compte d’une

Qui est le propriétaire réel de Aranko Security ? A cette question, nos recherches ont permis de découvrir sur le fichier NERE (la base de données économiques et juridiques qui regroupe les ressortissants de la Chambre de commerce et d’industrie du Burkina Faso (CCI-BF), des catégories professionnelles Commerce, Industrie et Service immatriculées au Registre de commerce et du crédit mobilier (RCCM)) de la Chambre de commerce, deux sociétés presque jumelles.

Il s’agit de Aranko security et de Aranko international. Au niveau de la nationalité du propriétaire principal, il est stipulé « France » pour Aranko security (AS) et « Burkina Faso » pour Aranko international (AI). Les différences se poursuivent. Comme activité, on note « enquête et sécurité » pour AS et « Commerce de gros non spécialisé » pour AI. L’objet social aussi diffère. Si Aranko security annonce « Sécurité, habillement militaire », Aranko international stipule « importation et vente de matériels de sécurité ». Sur ce fichier, les deux sociétés sont déclarées actives, elles ont la même boîte postale mais pas la même adresse physique.

Il a fallu consulter la base de données du Centre de formalités des entreprises (CEFORE) de Ouagadougou pour avoir une réponse à notre question. En réponse à un courrier que nous avons adressé, la Maison de l’entreprise du Burkina Faso (MEBF) a, dans sa réponse en date du 10 juillet 2020, affirmé : « Comme suite à votre demande, DERMARDIROSSIAN RAFI est le nom de l’Associé gérant de la société Aranko security ».

La lettre du MEBF affirme ne disposer d’aucune information concernant la société Aranko international dans la base de données du CEFORE. Cette dernière société a-t-elle été créée pour servir d’écran à Aranko security ?

Dans les archives du quotidien Le Pays, le N°6351 du 23 mai 2017, un acte notarial publié explique  que « les associés de Aranko ont « décidé de changer la dénomination de ladite société qui devient « BEOLOGO securité » SARL au lieu de « Aranko international » SARL. On y lit que l’inscription modificative a été faite au Greffe du Tribunal de commerce de Ouagadougou le 22 mars 2017. Ainsi, 3 mois après sa création et 9 jours après la transaction financière vers une entreprise serbe, la société Aranko international disparait juridiquement. Quel est alors le lien entre ces deux sociétés ?

Dermardissian Rafi, l’insaisissable

C’est lui, le trait d’union entre Aranko security et Beatronic Supply DOO. Les données du Centre de formalités des entreprises que nous avons consultées révèlent qu’il détient 50% du capital de Aranko security et occupe la fonction de « Associé Gérant ».
Une simple recherche sur Internet nous a permis de savoir que l’Associé gérant de Aranko security est connu au Burkina Faso. M. Dermardirossian a fait l’objet d’un article de « La Lettre du continent ».

En effet, en novembre 2019, le N°812 du journal révélait la présence, dans la capitale burkinabè, d’un franco-libanais, « trafiquant d’armes qui aurait des échanges avec le président du Faso, Roch Marc Christian Kaboré », peut-on lire dans les colonnes du journal. Ce dernier aurait facilité l’achat « l’année dernière, d’un hélicoptère de combat pour l’armée burkinabè », poursuit l’article.

A la parution de l’article, plusieurs acteurs de la vie politique ont donné leur point de vue. Parmi eux, le Chef de file de l’opposition politique au Burkina Faso (CFOP/BF) qui, lors de son point de presse hebdomadaire du 26 novembre 2019 à son siège, s’interrogeait sur les compétences de M. Dermardirossian et sur le coût de la transaction financière concernant l’acquisition de l’hélicoptère de combat.

Avec l’appui de l’ICIJ, nous avons essayé de rentrer en contact avec M. Dermardirossian, sans succès. L’un des numéros contacts de la société Aranko Security nous a permis de discuter avec Aimé Cyriaque Simporé. Ce dernier a confirmé l’existence de la société Aranko Security. Il a affirmé ne pas pouvoir parler de la transaction qui a eu lieu en Serbie et a promis de rappeler sans jamais le faire.

Les banques internationales au service des oligarques, des trafiquants de drogue et des terroristes, au milieu d’un boom du blanchiment d’argent

Des rapports de banques secrets montrent que des milliards de dollars « sales » circulent librement dans les grandes banques, submergeant un système de surveillance défaillant. Une fuite de documents secrets du gouvernement américain révèle que JP Morgan Chase, HSBC et d’autres grandes banques ont défié les mesures de répression entrant dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, en déplaçant des sommes astronomiques d’argent (cash), illicite pour des réseaux criminels et des personnages obscurs qui ont semé le chaos et sapé la démocratie dans le monde entier.

Les dossiers montrent que cinq grosses banques – JPMorgan, HSBC, Standard Chartered Bank, Deutsche Bank et Bank of New York Mellon – ont continué à en faire profiter à des acteurs puissants et dangereux, même après que les autorités américaines ont infligé des amendes à ces institutions financières pour avoir échoué à endiguer les flux d’argent sale.

Les agences américaines chargées de faire appliquer les lois sur le blanchiment d’argent poursuivent rarement les méga-banques qui enfreignent la loi, et les mesures prises par les autorités font à peine frémir le flot d’argent pillé qui circule dans le système financier international.

Dans certains cas, les banques ont continué à transférer des fonds illicites, même après que les autorités américaines les ont averties qu’elles s’exposeraient à des poursuites pénales si elles ne cessaient pas de faire des affaires avec des mafieux, des fraudeurs ou des régimes corrompus.

Les documents ayant fait l’objet d’une fuite, connus sous le nom de « FinCEN Files », comprennent plus de 2.100 rapports d’activités suspectes déposés par des banques et d’autres sociétés financières auprès du Financial Crimes Enforcement Network du département du Trésor américain. Cette agence, connue en abrégé sous le nom de FinCEN, est une unité de renseignement au cœur du système mondial de lutte contre le blanchiment d’argent.

BuzzFeed News a obtenu les dossiers et les a partagés avec l’International Consortium of Investigative Journalists. L’ICIJ a organisé une équipe de plus de 400 journalistes de 110 organismes de presse dans 88 pays pour enquêter sur le monde des banques et le blanchiment d’argent.

Au total, une analyse de l’ICIJ a révélé que les documents identifiaient au moins 2.000 milliards de dollars de transactions entre 1999 et 2017 qui ont été signalées par les responsables de la conformité interne des institutions financières comme pouvant être du blanchiment d’argent ou d’autres activités criminelles.

Les rapports d’activités suspectes reflètent les préoccupations des chiens de garde au sein des banques et ne sont pas nécessairement la preuve d’un quelconque comportement criminel ou d’un acte répréhensible.

Beatronic Supply DOO confirme avoir exporté des armes au Burkina Faso

La collaboration entre journalistes d’investigation a quelque chose de magique. N’ayant pas pu rentrer en contact avec Rafi Dermardirossian, nous avons décidé de tendre notre micro à Betronic Supply. Comment faire ? C’est un collègue de Serbie qui a passé le coup de fil pour nous. Il s’agit de Dragana Peco, du journal « Krik ». En discutant avec le président actuel de Beatronic Supply DOO, qui était déjà en poste en 2017, lors de la transaction, celui-ci a confirmé que sa société avait bel et bien exporté des armes vers le Burkina Faso. Lisez plutôt.

Nous avons trouvé que votre société Beatronic Supply DOO a effectué une transaction avec Aranko Security au Burkina Faso. Cette transaction avec Aranko Security a eu lieu à l’époque où vous étiez actionnaire de Beatronic Supply DOO. Une transaction épinglée comme douteuse par FinCen…

Goran Stojanovic, président actuel de Beatronic Supply DOO : Il n’y a rien de contestable ici. Nous avons commencé la coopération avec Aranko Security avec un petit contrat commercial et maintenant, nous coopérons jusqu’aujourd’hui et des contrats encore plus importants ont été conclus. C’est une société qui nous aide à faire des affaires en Afrique.

Quel type d’accord, quel type de marchandises

Il s’agit d’armes et d’équipements militaires. Nous faisons du commerce d’armes et d’équipements militaires. Il s’agit des marchandises de Zastava Oružje {l’usine d’armement serbe}. C’est le contrat que nous avions, la marchandise a été livrée pour cet argent.

Quoi exactement, quel genre de marchandises ?
Vous savez ce que Zastava produit. Elle produit des fusils automatiques.

C’est ce que vous avez livré pour cette affaire spécifique ?
Oui, il s’agissait probablement d’un paiement anticipé, parce que le contrat était quelques fois plus important que ce qu’il devrait être. Il y a eu des paiements après cela. Notre premier contrat portait sur 500 ou plus, je ne m’en souviens pas.
Nous coopérons avec cette société depuis presque quatre, cinq ans et nous n’avons jamais eu de problèmes. Leurs fonctionnaires et leurs ministres venaient ici. Ils sont importateurs d’armes là-bas.

Importateur d’armes au Burkina Faso…
C’est exact.

Avez-vous déjà eu des problèmes avec l’interdiction ? Des problèmes à cause de cette transaction ?
Non.

Pourquoi cette transaction serait-elle suspecte ?
Je ne sais pas. Je n’en ai pas la moindre idée. Vous m’avez surpris parce que je travaille avec des clients réguliers. Nous évitons toute transaction commerciale suspecte, donc, je ne sais pas pourquoi.

A partir de quand avez-vous une licence pour le trafic d’armes ?
A partir de 2013.

Comment s’est faite la coopération avec Aranko Security et quand avez-vous commencé à travailler sur leur marché ?
Il m’a fallu trois ans, à partir du jour où j’ai créé la société, pour conclure un premier accord.

Second coup de fil à Goran Stojanovic, président actuel de Beatronic Supply DOO. Lors de ce second contact, il a vérifié les détails du contrat entre sa société et Aranko security. « Je vérifie que, pendant ce temps, ce que vous m’avez demandé, c’est 120.000 USD, et c’est ce contrat, c’était le paiement anticipé pour ce contrat. C’était le paiement anticipé, 30 % du contrat », a-t-il affirmé.

Revenant sur FinCen, il a déclaré : « Vous devriez faire attention à cet Américain… c’est le plus grand blanchisseur d’argent que je puisse conclure. Là où ils nous critiquent, ils font tout. Il faut prendre cela avec des pinces, parce que si quelque chose ne leur convient pas parce qu’ils n’aiment pas que quelqu’un fasse les affaires qu’ils voudraient faire. Vous devriez regarder de tous les côtés quand vous obtenez quelque chose comme ça de leur part (NDLR, la fuite d’informations).

Pour vous dire quelque chose. Malheureusement, ces derniers temps, une ombre a été jetée comme si nous qui faisons du trafic d’armes étions des criminels. Nous sommes les entreprises les plus transparentes et tout le pays, tous les ministères savent chaque dollar, chaque montant et qui fait quoi.

Nous faisons attention à ce que, si quelque chose est au moins suspect, une demande de n’importe quel pays, et si nous le trouvons suspect, la première chose est que nous appelions le bureau du ministère et que nous vérifiions si tout est propre ici. Nous vérifions sur le site des Nations unies si tout est propre, vous comprenez ? Et nous y allons et nous concluons ce marché ».

Qui est le propriétaire d’Aranko Security, que savez-vous de lui ? Il s’agit d’une société privée autorisée par le ministère. Nous négocions avec eux. Et ce sont des autorités du ministère.

A propos du propriétaire ? Il est commerçant, il a aussi sa production.

Où vont les armes que Aranko Security rachète, est-ce que ça s’arrête au Burkina Faso ?
Oui, là-bas (NDLR Burkina Faso). Le Burkina Faso a un problème avec l’ISIL. Ces groupes terroristes du Mali envahissent, tuent des gens. Il y a deux ans, ils sont venus au restaurant et ont tué des gens, c’était dans nos nouvelles si vous vous souvenez. C’est un pays pauvre, ils n’ont rien acheté avant (NDLR armes) mais cela les a obligés à acheter et à se défendre.

NB : Une enquête contre Goran Stojanović en Serbie

Selon nos recherches, il y a eu une enquête contre Goran Stojanović en Serbie. Contacté par notre collaborateur, le ministère public serbe n’a pas voulu envoyer les informations et le journaliste n’a pas eu la permission de voir les documents de l’enquête.
Cependant, le principal incriminé a affirmé, lors de l’appel téléphonique, que l’enquête était close. Nous lui avons demandé les documents qui le prouvent. Il a envoyé la décision de l’accusation à partir du 21 juin 2018 sur le rejet de l’enquête contre lui, parce qu’il n’y a pas assez de preuves pour l’inculper.

Voici son commentaire sur cette affaire : « Il n’y a plus d’enquête, l’accusation criminelle est rejetée. Alors que j’étais actif dans la Fonction publique, mon successeur (je ne suis pas sûr que ce soit la bonne traduction, il veut dire la personne qui est arrivée à ce poste après avoir quitté le poste de directeur) qui sait pourquoi, a porté une accusation contre moi comme si j’avais fait un marché pour acheter quelque chose qui n’était pas nécessaire pour l’armée. Quand je dis «je», je veux dire l’ensemble du système, je viens de signer le contrat. J’ai souffert pendant quatre ans, mais l’accusation a rejeté les charges ».

Par Elza Sandrine Sawadogo en collaboration avec Dragana Peco, du journal « Krik »