En Centrafrique, un journaliste devenu trop gênant

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Jean Sinclair Maka

Mystérieusement décédé le 23 février 2022, le journaliste centrafricain Jean Sinclair Maka Gbossokotto menait depuis plusieurs années un combat pour un journalisme de vérité et s’appliquait à démonter les « infox » qui inondent son pays. Si la version officielle évoque une mort naturelle, ses proches pensent qu’il a été empoisonné.

Pressions, procès, prison, assassinats : ils sont nombreux, activistes, militants des droits humains et journalistes, à payer le prix fort de leur combat pour une information vraie et transparente. Mais il est des morts qui claquent dans la nuit comme un avertissement. De celles dont le mystère résonne bien au-delà de la victime elle-même.

Le 23 février 2022 à Bangui, le journaliste centrafricain Jean Sinclair Maka Gbossokotto, 36 ans, déjà fragilisé par de récents problèmes de santé, se réveille chez lui faible et nauséeux. Conduit rapidement à l’hôpital le plus proche, il y est déclaré mort en début de matinée. Le diagnostic de ce décès subit ? Aucun. Pas d’autopsie non plus. Personne ne s’est risqué à la demander, pas même ses proches1. Certains d’entre eux avancent un « fatalisme » très largement partagé en Centrafrique à l’égard de la mort. Mais d’autres s’interrogent : et si ce lourd silence cachait quelque chose ? Car cette disparition est pour le moins troublante.

Avant lui, son père, Maka Gbossoko, avait choisi de consacrer sa vie au journalisme. Plume acérée, notamment à l’égard du régime de l’ancien président centrafricain François Bozizé (2003-2013), il avait eu maille à partir avec les autorités. Certes, entre le père et son fils, la relation était tendue. « C’est pas le beau fixe entre nous, mais c’est un bon journaliste et il a su me transmettre la passion pour la vérité », me confiait Jean à Tunis, en avril 2021, à l’occasion de la dernière session d’une formation (le Certificat de journalisme innovant francophone Afrique Méditerranée, CeJIFAM), que le journaliste a suivi dans la capitale tunisienne.

ENGAGÉ DANS LA LUTTE CONTRE LES « INFOX »

Dispensé par la plateforme franco-africaine Médias & Démocratie (M&D)2, ce cycle pluriel par ses thématiques (data journalisme, lutte contre les infox, travail avec les lanceurs d’alerte et les acteurs des sociétés civiles, etc.) a joué un rôle déterminant dans la suite de la carrière du jeune journaliste. « Maintenant, j’ai les armes et le réseau pour passer à la vitesse supérieure » avait-il fièrement déclaré le jour de la remise de son certificat. En réalité, le jeune homme, engagé dans la lutte contre les « infox » et les rumeurs qui gangrènent la vie publique de son pays, avait fait ses armes avant même son passage à Tunis : en 2019, il avait créé à Bangui un média baptisé Anti-Infox RCA, qui a rapidement décliné des versions papier et digitale.

« Depuis trois ans, plusieurs actions de formation au fact-checking3 ont été entreprises en Centrafrique, initiées par de nombreux acteurs conscients de la nécessité de faire émerger ce journalisme d’investigation et de vérification dans un pays où les risques de la désinformation sont nombreux et dangereux pour les personnes, précise le journaliste Laurent Bigot, directeur de l’EPJT (École publique de journalisme de Tours), formateur en RCA et expert en fact-checking. 

« Jean Sinclair a fait partie des premiers à témoigner d’un intérêt fort pour ce type de journalisme. Par la suite, il s’est avéré l’un des journalistes centrafricains les plus engagés et les plus doués dans ce domaine ». Bouleversé par le décès d’un stagiaire si prometteur, le formateur conclut : « Son seul tort aura peut-être été de minimiser les risques qui pesaient sur sa sécurité, alors que, depuis leurs débuts, toutes les actions de lutte contre la désinformation menées en RCA ont conduit les journalistes à être intimidés ».

En 2020, Jean intégrait la campagne « StopAténè » (« Stop aux “on-dits” » en langue sango) conduite par la fondation suisse Hirondelle et la Radio Ndeke Luka, avec le concours de formateurs de l’EPJT. Entouré de confrères et consœurs centrafricain.es, Jean Sinclair organise rapidement des actions publiques, dans la rue ou dans les allées du marché de Bangui. En moins d’un an, l’activité déployée par Jean a fait de lui l’un des journalistes les plus en vue en Centrafrique. Début 2022, l’organisation Reporters Sans Frontières (RSF) songeait à « lui proposer de devenir son correspondant en RCA », confie Arnaud Froger, directeur Afrique de RSF.

UNE MENACE POUR LE POUVOIR ?

Directeur de publication et fondateur du média Anti-Infox – dont la devise est : « Notre mission, devenir les arbitres de la vérité » –, Jean Sinclair était en outre le coordinateur du Consortium des journalistes centrafricains pour la lutte contre la désinformation (CJCLD) et le fondateur du projet « Ensemble sauvons la démocratie contre la désinformation ». Il ambitionnait par ailleurs de créer une « cartographie de la désinformation » en Centrafrique, au Cameroun et en France, initiative qu’il souhaitait développer en collaboration avec des journalistes de l’Observatoire Pharos4. Jean Sinclair était-il devenu une menace pour le pouvoir centrafricain et ses soutiens russes ?

Depuis près de dix ans, l’information est devenue un véritable enjeu de pouvoir dans ce pays. En 2015, dans une étude menée en RCA par l’ONG danoise International Media Support (IMS) et l’Institut marseillais Panos Europe (étude intitulée « Des journalistes centrafricains témoignent. Histoires de courages »), les conditions de travail des journalistes étaient passées au crible avec 18 témoignages édifiants.

En préface de cette étude, Michelle Betz, conseillère d’IMS, écrivait : « Ce qui m’a le plus frappé en travaillant avec les journalistes centrafricains et en écoutant les histoires relatées dans ce livret, c’est leur total désintéressement et leur engagement à s’assurer, d’une part, que leurs compatriotes reçoivent les informations vitales qui peuvent parfois leur sauver la vie, et d’autre part, que le monde apprenne ce qui se déroule dans leur pays. Leur courage est inlassable et fascinant. »

Plus loin, dans l’avant-propos du rapport, on pouvait lire : « Cette publication présente l’histoire de journalistes centrafricains, tous victimes de diverses menaces, bastonnades et intimidations, pendant qu’ils effectuaient leur travail de reportage sur le conflit qui a déchiré leur pays. Blanche Elisabeth Olofo est morte à la suite des bastonnades qu’elle a subies [NDLR : en juin 2014]. Son crime ? Celui d’être journaliste et d’avoir raconté les histoires de ses compatriotes vivant les affres d’un conflit véritablement odieux et vicieux ». Depuis, la situation n’a fait qu’empirer.

« JE SUBIS DE SÉRIEUSES MENACES ! »

Dans le contexte centrafricain de chaos militaire et politique, la lutte contre la désinformation est devenue la bannière d’une nouvelle génération de journalistes soucieux de vérité – surtout depuis l’arrivée des mercenaires russes du groupe Wagner. En juillet 2018, trois journalistes russes qui enquêtaient sur ce groupe ont été assassinés. Une enquête de l’organisation Dossier Center (financée par l’opposant russe Mikhail Khodorkovsky) avait lié ce crime à cette société paramilitaire proche du Kremlin.

Avril 2022. De passage à Paris, un habitué de l’ambassade de France de Bangui témoigne sous couvert d’anonymat. « En Centrafrique, les journalistes qui vérifient l’information sont comme des journalistes d’investigation. C’est très risqué et Jean Sinclair le savait. » Puis l’homme sort de la poche intérieure de son manteau un téléphone portable. Il en manipule les touches et brandit l’écran. Un message sur l’application Whatsapp apparaît : « Je subis de sérieuses menaces ! » Ces quelques mots ont été écrits par Jean Sinclair, à une heure tardive le 21 février, deux jours avant sa mort. « Beaucoup à Bangui croient à un empoisonnement, poursuit notre témoin en rangeant son téléphone. J’en fais partie. »

Un ami de Jean (dont l’anonymat est préservé pour sa sécurité) y croit lui aussi dur comme fer. « Il s’avère que le jeune journaliste a été invité, la veille de sa mort, à un dîner par une personnalité dont l’identité reste encore un mystère, explique-t-il. La conversation entre les deux hommes a duré jusque tard dans la nuit, au point de pousser la conjointe de Jean à s’inquiéter. Elle a fini par téléphoner à son mari pour s’assurer que tout allait bien. Après leur échange, le journaliste est rentré à la maison ». Le téléphone du journaliste a été récupéré par son père, qui ne souhaite pas communiquer sur cette affaire « qu’il juge à hauts risques », selon l’épouse de Jean Sinclair.

DE LA MOUSSE BLANCHE DANS LA BOUCHE

S’agissant de la journée du 23 février, notre source poursuit : « Très tôt ce matin-là, sa femme lui apporte le petit déjeuner et de l’eau. Elle constate que Jean a de la peine à se tirer du lit. Il appelle sa femme. Puis, il bave et est pris de convulsions. Il est mort à sa maison même. » Jointe par téléphone à la mi-avril 2022, Cathia Préfina Okoyo, la compagne et mère de l’enfant de Jean, précise que de la « mousse blanche » sortait de sa bouche. Des symptômes couramment constatés dans des cas d’empoisonnement.

Pourquoi Jean Sinclair aurait-il été empoisonné ? En janvier 2022, le quotidien régional français Sud Ouest publie une série de quatre articles rédigés par sept des quinze journalistes africains de la promotion CeJIFAM à Tunis. Parmi ces publications, celle de Jean a été écrite à quatre mains avec sa consœur centrafricaine Grace Ngbaleo. Titrée « La France, un ami devenu gênant », l’enquête n’épargne personne parmi les grands acteurs qui concourent à la crise qui secoue leur pays.

Quelques jours plus tard, Jean publie dans son journal Anti-Infox RCA un papier qui dénonce des « fake news » sur les intentions de la France en Centrafrique – article dans lequel il fustige les agissements des mercenaires de Wagner contre les populations. Selon l’ami de Jean, ce dernier aurait alors reçu « un coup de fil émanant du plus haut niveau de l’État centrafricain »« Nous n’aimons pas du tout votre article ! » aurait tancé son interlocuteur.

Deux jours avant son décès, Jean Sinclair avait couvert une crise majeure entre la France et la Centrafrique : le 21 février, quatre légionnaires français opérant sous la bannière de la Minusca – la mission des Nations unies en Centrafrique mise sur pieds en 2014 – sont arrêtés par les forces de sécurité centrafricaines devant l’aéroport de Bangui. Les réactions sont vives. Le jour même, la Minusca publie un communiqué de presse condamnant l’arrestation des quatre miliaires, détachés pour la garde rapprochée du général Stéphane Marchenoir, chef d’état-major de la mission onusienne – ils seront finalement libérés le 24 février. Jean publie sur la page Facebook d’Anti-Infox RCA un article revenant sur les rumeurs d’une soi-disant tentative d’assassinat du président centrafricain – tentative ayant justifié, pour la primature, ces arrestations. Ce sera son dernier post sur la toile.

DES PRÉCÉDENTS SUSPECTS

Le 5 avril 2022, lors des funérailles de Jean Sinclair, non loin de son quartier de Benz-Vi, l’atmosphère était lourde. « C’est normal, commente un vieil ami de Jean devenu avocat. Chacun savait que la thèse de l’empoisonnement était la plus vraisemblable. Et personne n’a pu le dire et le crier sans prendre des risques mortels… » Au cours de l’année qui a précédé la mort de Jean Sinclair, deux autres décès mystérieux ont frappé la communauté des « fact-checkers » de Centrafrique. Le 25 juin 2021, Nadia Carine Fornel Poutou périssait avec ses trois enfants dans l’incendie de sa maison. Membre active de l’équipe de lutte contre la désinformation « StopATène », elle était la très respectée présidente des femmes juristes de RCA. Quelques mois plus tard, le 11 novembre 2021, la journaliste Salwa Salle, 31 ans, disparaissait, selon Oubangui Médias, à la « suite d’une courte maladie ». Ni enquête, ni autopsie, n’ont été diligentées pour ces deux décès.

Interrogé au téléphone deux mois tout juste après la mort de son ami, un journaliste centrafricain confiait : « Il arrive que les autorités en Afrique acceptent de rendre le corps d’une victime à la condition ferme que vous vous engagiez par écrit à ne jamais pratiquer d’autopsie. » Ce genre de chantage avait déjà été révélée ailleurs en Afrique : en mars 2022, lors de la mort de Soumeylou Boubeye Maïga, l’ancien premier ministre malien, un membre de sa famille avait expliqué à RFI n’avoir pu accéder au corps du défunt qu’à la condition qu’elle s’engage à ne pas faire d’autopsie.

« La mort de Jean Sinclair, poursuit son ami proche, c’est sans aucun doute un assassinat. Mais les risques sont trop grands pour le dire et même s’autoriser à le penser ! Personnellement, je préfère continuer son combat plutôt que d’essayer de le venger ». Selon plusieurs sources, la Minusca s’est saisie de l’affaire et a ouvert une enquête. Sollicitée, la mission onusienne n’a pas souhaité commenter.

Oliver PIOT, grand reporter indépendant, spécialiste de l’Afrique et des questions kurdes au Moyen-Orient.