Entre Covid-19 et licences de pêche, avis de tempête en haute mer sénégalaise

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L’écosystème de la pêche sénégalaise est un foyer de turbulences tous azimuts. Si le phénomène Covid-19 a fragilisé les exportateurs de produits halieutiques, une affaire de licences «promises» à des intérêts chinois pollue l’atmosphère entre décideurs et industriels locaux mus, eux aussi, par la conservation du monopole sur certaines espèces.

Ogo Diop, la cinquantaine, est un vieux routier des côtes sénégalaises, en particulier sur l’axe Dakar-Saint-Louis avec des prolongements vers les eaux mauritaniennes, et sur le petit rivage qui englobe la station balnéaire de Mbour. Poissonnier fournisseur de certains exportateurs locaux de produits halieutiques vers l’Europe, il a le blues depuis l’apparition brutale du Covid-19. Pour lui, c’est une baisse radicale de son activité. Et pour l’économie sénégalaise, un sacré coup de frein infligé à un secteur névralgique.

«Beaucoup d’usines sont à l’arrêt et n’achètent plus que des quantités minimales de poissons pour des clients particuliers. Non seulement le coronavirus fait peur, mais les rigueurs du couvre-feu, les restrictions de déplacements imposées aux camions frigorifiques et l’intransigeance des Mauritaniens face aux migrations des pêcheurs sénégalais le long de la frontière rendent la situation très précaire», se plaint Ogo Diop interrogé par Sputnik.

Poissonniers et exportateurs à terre en attendant la fin du Covid-19

La pêche artisanale et industrielle, avec des débarquements de 525.000 tonnes de produits halieutiques en 2018 pour une valeur commerciale chiffrée à plus de 272 milliards de francs CFA (environ 415 millions d’euros) est un des poumons de l’économie sénégalaise, selon des documents de la Direction des pêches maritimes (DPM) consultés par Sputnik. C’est sur ces prises importantes que les exportations sont réalisées. Mais le vent du coronavirus a momentanément imposé sa loi.

«Nous sommes à l’arrêt. Avant la crise, nous exportions entre 2 et 3 tonnes pour des montants d’au moins 100 millions de francs CFA (environ 152.000 euros). Aujourd’hui, nous en sommes à peu près à 200 kg d’exportations par semaine. Le gap est énorme car les commandes sont insignifiantes», affirme à Sputnik Moustapha Sow dit Oscar, un des plus grands exportateurs sénégalais de produits halieutiques vers l’Union européenne, en particulier vers la France, l’Espagne et l’Italie.

C’est dans ce contexte que le Groupement des armateurs et industriels de la pêche au Sénégal (Gaipes) a lâché le 16 avril une «bombe» sur la tête du ministre des Pêches et de l’Économie maritime, Alioune Ndoye. Ce dernier, coronavirus oblige, souhaitait organiser une session pour examiner 52 nouvelles demandes de licences de pêche. Inacceptable, a répondu le Gaipes, qui pointe un système de «prête-noms» qui serait mis en place au profit d’intérêts chinois.

«Le schéma est classique: on crée une société mixte entre un Sénégalais (51%) et l’entreprise chinoise (49%) et de fait, le nouveau groupe devient sénégalais avec un capital qui ne dépasse jamais 2 millions de francs CFA (environ 3.000 euros). La société sénégalaise, sur la base d’un contrat de complaisance (…) achète fictivement 51% des parts des bateaux chinois et, dès lors, demande sa sénégalisation», indique le Gaipes dans une lettre ouverte adressée au ministre des Pêches.

Campagne de communication du Gaipes contre les attributions de nouvelles licences.

Selon des statistiques officielles, 115 bateaux de pêche étaient présents dans la Zone économique exclusive (ZEE) du Sénégal en 2019. En termes de nationalités, ils étaient ainsi répartis: 10 français, 28 espagnols, le reste battant pavillon sénégalais. Pas de trace de navire chinois. Mais selon le Gaipes, les Chinois sont derrière un grand nombre de bâtiments sénégalais. Une information qui n’est pas confirmée par des sources officielles sénégalaises ou chinoises.

«Comment une société comme Amine Groupe, au capital de 100.000 francs CFA (150 euros), peut-elle acquérir pour les ‘sénégaliser’ six chalutiers neufs ou quasi neufs d’une valeur de 5 milliards de francs CFA (environ 7,622 millions euros) l’unité? Deux autres entreprises sollicitent chacune dix licences pour un capital par société de 2 millions de francs CFA (environ 3.000 euros) au maximum», s’interroge le Gaipes dans sa lettre ouverte du 16 avril.

Selon Saer Seck, président du Gaipes et par ailleurs patron de l’académie de football Diambars de Saly (Sénégal), «les vingt navires appartiennent à la même société chinoise qui les a répartis sur deux prête-noms pour mieux faire passer la pilule, décidément bien amère».

Une guerre sans merci entre décideurs et industriels

Comme pour rassurer le Gaipes, Alioune Ndoye rappelle que seulement 53,8% (année 2018) et 47,8% (année 2019) des demandes de licences de pêche ont été attribuées. Ce qui lui ouvre une fenêtre pour s’interroger sur les réelles motivations de ses détracteurs.

«Les membres du Gaipes ne seraient-ils […] préoccupés que par le maintien du monopole de fait qu’ils exercent sur cette pêcherie [les espèces démersales côtières, ndlr], ressource qui représente un patrimoine national, accessible à tout opérateur économique, légalement constitué dans les conditions définies par la loi en vigueur?», s’interroge Alioune Ndoye dans un texte relayé par la presse sénégalaise.

​Selon un acteur de la pêche industrielle qui a requis l’anonymat auprès de Sputnik, la réalité en vigueur autour des licences de pêche est tragique.

«D’une manière ou d’une autre, la plupart des politiciens et fonctionnaires de l’administration de pêche se sucrent par la corruption. Mais il faut reconnaître au ministre l’intelligence d’avoir rejoint les milliardaires du Gaipes sur leur propre terrain: la démocratisation de l’accès aux ressources pour tous les Sénégalais. Or, c’est ce que le Gaipes combat en filigrane pour conserver son monopole sur certaines ressources.»

Cette inflation de licences nouvelles va intensifier l’exploitation des ressources dans les zones maritimes sénégalaises. À ce propos, Greenpeace Afrique a également interpellé le ministre Alioune Ndoye. «Le Sénégal et d’autres pays d’Afrique de l’Ouest doivent réserver leurs stocks de poissons pour la subsistance de leur population. Toute autorisation de nouveaux navires de pêche contribuerait à décimer les stocks et pourrait exposer des millions de personnes à l’insécurité alimentaire croissante», peut-on lire dans ce communiqué de l’ONG.

Le ministre des Pêches n’a pas souhaité donner une suite favorable à la demande d’interview de Sputnik. Intervenant officiellement dans ce dossier en Conseil des ministres du 20 mai, le Président Macky Sall a requis auprès de son ministre «de faire respecter les dispositions du Code de la pêche en consensus avec les différents acteurs». Une orientation qui pourrait bien suggérer une solution où personne ne perdrait au change en fin de compte.