En mai 2015, les populations de la partie nigérienne du bassin de Lac Tchad ont subi des déplacements forcés. Au nom de la lutte contre le terrorisme, le gouverneur de Diffa a ordonné à ces habitants de quitter toutes les îles du Lac Tchad dans un délai de 72h C’est ainsi que les habitants de la zone ont y laissé tous leurs biens pour gagner la terre ferme. Elles ont traversé des eaux au moyen des pirogues et le désert à pied en parcourant des skilomètres pour se rendre à N’guigmi. Dans cette aventure, des pertes en vies humaines ont été enregistrées. Pour assurer le déplacement, l’accueil et l’installation, l’Etat du Niger n’a rien prévu. Une situation qui a rendu beaucoup des déplacés vulnérables et qui seront répartis dans les différents sites des réfugiés de Diffa. Jusqu’ici, aucune démarche n’a été engagée pour réparer les dommages que ces populations ont subis.
Le 1er mai 2015, un communiqué radiophonique du gouverneur de la région de Diffa passé en boucle sur la radio nationale station de Diffa a sommé les habitats des îles du lac Tchad de quitter la zone vers la terre ferme sous 72 heures. Cette décision fait partie des mesures d’état d’urgence adoptées après l’attaque meurtrière de Karamga ayant fait plusieurs morts parmi les soldats de l’armée nigérienne.
Le communiqué a précisé que les personnes retrouvées dans la zone après l’épuisement du délai seront prises pour cible par les FDS. Ce qui a poussé les habitants à se précipiter pour quitter la zone par tous les moyens à leur portée avant le moratoire donné par le gouverneur.
L’évacuation des populations de la partie nigérienne du lac Tchad a touché des milliers de personnes. Selon la direction régionale de l’Etat Civil en 2016 il a été enregistré 127 208 déplacés internes. Abacar Issa de MOJEDEC affirme qu’« au niveau de la Maison des Jeunes et la Culture (MJC), 175 000 personnes en transit ont été recensées ».
C’est la première fois qu’on enregistre au Niger un déplacement forcé de milliers des personnes. « Avant les premières attaques du groupes Boko Haram en Février 2015 dans la région de Diffa, le Niger n’avait pas fait l’expérience des déplacements internes liés au conflits » relate la rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur pays Cecilia Jimenez Damary dans son rapport de mission en mars 2018 à Diffa.
La partie Niger du lac Tchad Compte environ 100 villages et regorge des potentialités dans l’agriculture, l’élevage et la pèche. En effet les agriculteurs font 3 cycles de Maïs et produisent de poivron. Le revenu de ces deux cultures est estimé « entre 7 à 8 milliards de FCFA » selon les recherches doctorales de K. F HADIZA (2014).
Le bassin du lac Tchad est aussi reconnu pour son potentiel en piscicole. Cette zone occupe la deuxième place en matière de production des poissons après la région du fleuve. Au bassin du lac Tchad, le cheptel est fiable avec plus d’accessibilité en eau et en pâturage. Ces ressources permettent aux populations locales d’assurer leur sécurité alimentaire et d’avoir des revenus substantiels.
La traversée des eaux et du désert : le début de calvaire
Dès l’annonce de l’ultimatum, les habitants des îles n’ont pas attendu l’expiration du délai pour quitter la zone. C’est la psychose totale. Les habitants ont décidé de quitter sans préparation laissant derrière eux leurs biens pour rejoindre la terre ferme c’est-à-dire N’guigmi. Les populations ont effectué leurs déplacements en deux étapes : la traversée des eaux et celle du désert. C’est le cas de Sa’a Yahaya habitante du village de Karaorawa, âgée d’une cinquantaine d’années. Elle a effectué le déplacement pendant qu’elle allaitait son enfant.
Elle nous raconte que « leurs maris ont pris des pirogues pour nous faire traverser les eaux afin de nous rendre à Lelewa. Pendant la traversée un homme a perdu la vie. » Une fois arrivé à Lelewa cette dame a continué avec les membres de sa famille à pied pour regagner la terre ferme. Il s’agit d’un périple pénible effectué à pied sur le désert reliant les îles et les villages du lac Tchad à N’guiguimi, la terre ferme. Ces habitants ont passé en moyenne 3 jours de marche sans eau ni nourriture.
Selon toujours Sa’a « après deux heures de marche sur le désert on était tombé sur le cadavre d’un jeune homme puis d’une femme. On était arrivé à un stade où un membre de ta famille pouvait t’abandonner du fait de la pénibilité de la situation. Il a fallu que mon mari me trouve un bâton sur lequel je me suis appuyée pour marcher à nouveau. Sous l’effet de la faim on mangeait la farine de maïs cru. Et c’est avec une louche que je distribue l’eau à ma famille. Une fois à N’guiguimi, on a passé la nuit. Etant épuisée pour uriner, je le fais en position assise. »
Haouaou Ali, une jeune mariée à l’époque des faits avait 17 ans. Au cours de la traversée du désert elle explique que son mari « tellement qu’il a marché a eu des ampoules au niveau de ses pieds. Moi j’ai tout abandonné comme provision dans le désert, j’ai beaucoup pleuré et laissé mon seul et unique pagne qui couvre mes parties intimes du fait de la douleur de la marche. »
Alors que tout le monde se précipitait pour fuir en pirogue, un vent violent vient compliquer la situation pour la traversée des eaux. « Le vent nous a contraint de passer par plusieurs îles avant de sortir définitivement des eaux. Dans cette étape du fait de la précipitation pour sauver sa vie, le nombre de personnes mortes est incalculable dans le lac. Parce que plusieurs pirogues avaient chaviré. » nous confie Maman Sani Dayabou agriculteur et pêcheur du village de Malam Massari.
Des personnes n’ayant pas des pirogues étaient bloquées sur les îles. La pire situation que Maman Sani a vécu après la traversée des eaux est « l’enlèvement de nos membres de famille ». A la sortie du lac ils ont parcouru une longue distance à pied de Bosso, à Toumour en passant par Tchantchandi. « C’est finalement à Garin Wazam qu’on a retrouvé la quiétude ».
« L’image qui m’a marqué dans cette aventure est le fait de voir une femme qui abandonne son enfant sur le désert. A part ça il y’avait des personnes qui mouraient de soif, des femmes enceintes qui donnaient naissance et laissaient le nouveau-né. Il y’avait d’autres femmes enceintes qui sont décédées au cours du travail. Au niveau de localités de Koukiliya, Malam Massari et Tounboum Mota ce sont des cadavres d’hommes et des femmes qui flottaient sur les eaux. » Leurs décès sont liés à l’absence des pirogues pour traverser les eaux ; la distance séparant deux îles étant d’environ deux kilomètres avec une profondeur de 15 m. D’autres décès sont liés au chavirement des pirogues surchargées.
Ces pertes en vies humaines s’expliquent par le fait que « un mois avant le communiqué de déguerpissement ; les autorités ont interdit l’utilisation des bateaux à moteur qui peuvent transporter plus de 100 personnes ». Ce qui a favorisé le drame dans les eaux explique Koura Ari habitant de Koukiliya.
Ces expulsions ont causé autant pour ne pas dire plus de dégâts que l’insécurité créée par les exactions de Boko Haram contre la population.
« L’Eta n’a rien préparé »
Selon plusieurs témoins rencontrés à Diffa, les autorités locales n’ont rien prévu pour le déplacement, l’accueil et l’installation des déplacés. Ce que déplore l’acteur de la société civile de Diffa Abacar Issa du Mouvement des jeunes pour le développement et l’éducation citoyenne (MOJEDEC) en ces termes : « L’Etat n’a pas préparé l’arrivée de ces gens. Quand tu dis à une personne de sortir drastiquement, d’office il faut lui préparer son installation et sa nourriture. »
Selon Kaka Touda, défenseur des droits humains de l’Association Alternative Espaces Citoyens (AEC) et ressortissant de N’guigmi déclare que « il n’y a aucune disposition qui a été prise en amont » car l’Etat a dit aux populations de quitter le lac Tchad sous 72 heures. « Normalement le gouvernement devrait mettre un dispositif d’accueil, mais rien de tout cela n’a été fait », a-t-il ajouté. Pire, les déplacés une fois arrivés à N’guigmi ont été empêchés de rentrer dans la ville.
Les victimes du déplacement forcé n’ont eu que l’assistance de la population hôte et de certaines bonnes volontés. « De bonnes volontés ont dépêché prés de N’guigmi des véhicules pour distribuer des vivres et de l’eau » témoigne Saa Yahaya. Certaines personnes déplacées qui étaient arrivées à Diffa ont été aussi assistées par les jeunes.
« Avec notre structure du conseil de la jeunesse de la ville de Diffa, nous avons assisté la population à travers la distribution de l’eau et de nourriture. Et nous avons apporté une assistance à certaines personnes meurtries. L’Etat n’a rien fait pour les assister. Il s’agit des milliers de personnes sorties spontanément » souligne Abatcha Elh Ari, Président du conseil de la jeunesse de Diffa à l’époque.
« Les femmes, les enfants et les vieillards sont les plus touchés par cette épreuve. J’ai vu une femme qui pleurait, disant n’avoir pas l’idée de là où se trouve son enfant » Aboubacar Issa s’est déplacé pour voir lui-même la situation. Il confie avoir « vu des femmes qui ont perdu leurs enfants, d’autres qui ont accouché en cours de route laissant les bébés. Il y a également des vieillards qui ont été abandonnés par manque de moyens de transport., Des enfants qu’on n’a pas pu prendre pendant le déplacement y ont été laissés. »
De paradis à l’enfer
Les personnes sommées de quitter les îles vivaient de l’agriculture, l’élevage et la pèche. A travers ces activités économiques ces populations arrivaient à subvenir à leurs besoins. « Pour moi cette évacuation est comme si on m’a fait sortir par force d’une mine d’or pour m’installer ici dans ce site des réfugiés » témoigne avec désolation Maman Sani de Malam Massari.
« Je produisais entre 500 à 1000 sacs de maïs sans compter le revenu de la pêche qui s’élève de 200 000 à 500 000 Naira (entre 300 000 à 770 000 FCFA) par semaine. Je n’avais pas besoin de l’aide de quelqu’un pour assurer les dépenses relatives à un mariage ou un baptême dans ma famille. Aujourd’hui des personnes comme moi dépendent de l’aide et peinent à manger régulièrement » a-t-il ajouté : « Les populations étaient sorties du lac les mains vides. Elles ont laissé leurs biens et surtout leurs animaux. »
« Avant ces évènements, j’avais de l’argent et j’ai profité pour acheter des poissons d’une valeur de 350 000 Naira (538 000 FCFA). Et j’ai tout laissé derrière moi » affirme Sa’a Yahaya de Karaorawa. « La personne qui se prenait en charge, qui faisait des affaires des millions est aujourd’hui devenue nécessiteuse. Beaucoup ont succombé à l’arrêt cardiaque » nous confie Maman Sani de Malam Massari. Ces déplacés sont présents dans les 29 sites des réfugiés de la région de Diffa.
Le déplacement forcé face au regard des droits de l’Homme
Plusieurs instruments juridiques ont garanti un certain nombre de droits aux personnes déplacées dans leur propre pays. Ce sont des droits inscrits dans le droit international humanitaire. D’où les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, créés en 1998. Ces principes trouvent leurs fondements dans la déclaration universelle des droits de l’Homme, le pacte international relatif aux droits civils et politiques et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
Les Principes directeurs rappellent que « les déplacements arbitraires sont en premier lieu interdits (Principes 5 à 7). Une fois déplacées, les personnes conservent un large éventail de droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques, notamment le droit à une assistance humanitaire de base (nourriture, médicaments, abri), le droit d’être protégé contre la violence physique, le droit à l’éducation, la liberté de circulation et de résidence, les droits politiques tels que le droit de participer aux affaires publiques et le droit de participer aux activités économiques (Principes 10 à 23). Les personnes déplacées ont également le droit d’être assistées par les autorités compétentes afin de regagner leur lieu de résidence habituel, de se réinstaller ou de s’intégrer localement de manière librement consentie, dans la dignité et la sécurité, et ont notamment droit à une aide pour recouvrer la propriété et les possessions dont elles ont été dépossédées. Lorsque la restitution n’est pas possible, les Principes directeurs préconisent une indemnisation ou une réparation équitable (Principes 28 à 30). »
La protection et la garantie des droits des déplacés reviennent aux autorités des Etats dans lesquels le déplacement a eu lieu. « L’Etat n’a pas respecté ses obligations en matière de protection des personnes et de leurs biens et leurs droits ont été violés » déplore Abacar Issa de MOJEDEC. Il pense que « si cette communauté a des intellectuels ils vont prendre des avocats pour demander le dédommagement. Car il y’a des familles qui ont perdu leurs enfants et parents en cours de route. Et l’Etat n’a pas pris des dispositions et il leurs a dit de sortir. » Existe-t-il un mécanisme de dédommagement lié aux pertes subies par ces déplacées ? Les populations ayant été sommées de déguerpir immédiatement de leur espace de vie, personne n’a eu la possibilité d’aller évaluer les dégâts. » Jusqu’à présent il n’y a pas des données fiables sur le nombre des morts enregistrés pendant et après le déplacement.
Après le déguerpissement de ces populations les éléments de Boko Haram ont occupé les îles de lac Tchad en s’emparant des biens et ressources des déplacés. La majeure partie des victimes rencontrées croyaient qu’après le déplacement l’Etat nigérien va mener des opérations militaires. Malheureusement aucune action militaire n’a été engagée dans les îles de lac Tchad pour la lutte contre le terrorisme. « Cela a fait que les éléments de Boko Haram ont occupé les îles. Ce qui a favorisé leur autonomie puisqu’ils trouvent des revenus à travers les taxes qu’ils imposent sur la pêche, l’élevage et la culture du maïs. Souvent ils investissent eux-mêmes en donnant les moyens à ceux qui veulent faire la pêche tout en acceptant leurs taxes » nous apprend Kiari le président des repentis de Boko Haram.
Cette enquête a été réalisée par Ismail Abdoulaye Naoumani dans le cadre du projet « Renforcement de capacités des journalistes pour enquêter sur les violations des Droits Humains dans le Bassin du Lac Tchad », mis en œuvre par le journal « L’Evènement en collaboration avec le Centre pour l’Innovation du Journalisme et le Développement (CJID).