« Pandora Papers » : des milliers de milliards de dollars toujours à l’abri dans des paradis fiscaux

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Les Pandora Papers, nouvelle enquête du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ)
Les Pandora Papers, nouvelle enquête du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ)

La nouvelle enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France, démontre que de nombreuses personnalités fortunées échappent toujours à l’impôt en ayant recours aux paradis fiscaux.

Le mot « Pandora » parle de lui-même. Si les « Panama Papers » avaient été un électrochoc, cette nouvelle enquête planétaire est une confirmation. Plus on creuse, et plus on trouve. En dépit des changements de règlementation, l’évasion fiscale semble être un puits sans fond, et un sport qui se pratique dans la plupart des pays du monde.

Les « Pandora Papers » représentent l’enquête la plus importante jamais menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France. Durant de nombreux mois, 600 journalistes de 150 médias répartis dans 117 pays ont épluché 11,9 millions de documents issus de 14 cabinets spécialisés dans la création de sociétés offshore. C’est une source d’information gigantesque. À l’époque des « Panama Papers », seules avaient été analysées les données du cabinet Mossack Fonseca, et les conclusions de cette vaste enquête laissent sans voix.

L’argent des paradis fiscaux sert toujours à acheter des jets privés, des yachts, des manoirs, des œuvres d’art de grands maîtres… Nos découvertes confirment l’étude réalisée en 2020 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui évaluait à 11 300 milliards de dollars les sommes détenues dans des places offshore, ce qui permet de transférer les bénéfices des pays à forte imposition où ils sont réalisés, vers des sociétés qui n’existent que sur le papier, dans des juridictions à faible imposition.

Le rôle trouble des banques et des cabinets spécialisés

Si ce système prospère, c’est parce que certaines institutions jouent un rôle de facilitateur, qu’il s’agisse de banques, de cabinets d’avocats ou de comptables aux États-Unis comme en Europe. Un document issu des Pandora Papers révèle notamment que grâce à un seul cabinet d’avocats panaméen dirigé par un ancien ambassadeur panaméen aux États-Unis, des banques situées à différents endroits du globe ont créé au moins 3 926 sociétés offshore. Connu sous le nom d’Alcogal, ce cabinet possède des bureaux dans une douzaine de pays. Selon les documents révélés par l’ICIJ et ses partenaires, il a créé au moins 312 sociétés dans les seules Îles Vierges britanniques, à la demande du géant américain de la banque Morgan Stanley.

Pour quelques centaines ou quelques milliers de dollars seulement, les prestataires offshore permettent à leurs clients de créer des sociétés dont les véritables propriétaires restent cachés. Pour 2 000 à 25 000 dollars, ils peuvent aussi créer un trust qui, dans certains cas, permet à ses bénéficiaires de gérer leur argent, tout en faisant croire qu’ils n’en ont pas le contrôle. Pour parachever le système, il faut le complexifier. Les cabinets offshore s’associent donc à d’autres cabinets, ce qui leur permet de créer des couches imbriquées de sociétés et de trusts. Plus les arrangements sont complexes, plus les honoraires sont élevés, et plus les clients peuvent s’attendre à être protégés par le secret.

Le roi de Jordanie et ses 36 sociétés

Parmi les utilisateurs des sociétés mis au jour par les Pandora Papers, figure notamment le roi Abdallah II de Jordanie. Pour l’aider à acquérir secrètement 14 résidences de luxe d’une valeur de plus de 106 millions de dollars aux États-Unis et au Royaume-Uni, un comptable anglais installé en Suisse a travaillé avec des avocats des Îles Vierges britanniques. Parmi ces résidences, le roi a acheté une propriété de 23 millions de dollars surplombant une plage de surf californienne grâce à une société domiciliée aux Îles Vierges britanniques. Pour cela, 36 sociétés fictives ont été créées entre 1995 et 2017. Des courriels internes montrent qu’Alcogal et son conseiller suisse ont discuté de la manière d’éviter de divulguer le nom du monarque aux autorités des Îles Vierges britanniques. Dans ces documents, les conseillers offshore utilisent un nom de code pour le désigner : « Tu sais qui ».

Le roi Abdallah II de Jordanie à l’issue d’une rencontre avec Emmanuel Macron à l’Elysée (Paris) le 15 mai 2019 (BERTRAND GUAY / AFP)

En réponse à nos sollicitations, les avocats britanniques du roi nous ont précisé que ce dernier n’était pas tenu de payer des impôts en vertu de la loi jordanienne, et qu’il détenait des biens dans des sociétés offshore pour des raisons de sécurité et de confidentialité.

Au Liban : faites ce que je dis, pas ce que je fais

Au Liban voisin, pays en proie à une profonde crise économique, les « Pandora Papers » montrent que des personnalités politiques et financières de premier plan ont également eu recours aux paradis fiscaux. Parmi elles, l’actuel Premier ministre Najib Mikati, son prédécesseur Hassan Diab, mais aussi l’ancien haut responsable de la lutte contre la corruption Muhammad Baasiri, et Riad Salamé, le gouverneur de la banque centrale, qui fait l’objet d’une enquête en France pour des soupçons de blanchiment d’argent.

Marwan Kheireddine, ancien ministre d’État libanais, par ailleurs président de la banque Al-Mawarid, apparaît également dans nos documents. En 2019, il critiquait pourtant l’inaction de ses anciens collègues parlementaires dans un contexte de crise économique catastrophique. « Il y a de l’évasion fiscale et le gouvernement doit s’en occuper », déclarait-il. Pourtant, la même année, selon les Pandora Papers, il possédait lui-même une société basée aux Îles Vierges britanniques, elle-même propriétaire d’un yacht de deux millions de dollars. Confronté à ces informations, Riad Salamé nous a assuré s’être conformé à toutes les obligations prévues par la loi libanaise. Quant à Muhammad Baasiri, il a déclaré à l’ICIJ qu’il n’avait jamais été propriétaire d’une société offshore.

Le château français du Premier ministre tchèque

Parmi les autres politiques épinglés : le Premier ministre tchèque Andrej Babis. Il est arrivé au pouvoir en promettant de sévir contre l’évasion fiscale et la corruption. En 2011, il déclarait qu’il voulait créer un pays « où les entrepreneurs feront des affaires et seront heureux de payer des impôts ». Les documents qui ont fuité montrent cependant qu’en 2009, Andrej Babis a injecté 15 millions d’euros dans une série de sociétés-écrans pour acheter une magnifique propriété connue sous le nom de Château Bigaud, à Mougins, près de Cannes. Un an plus tard, il a acquis, par le biais d’une autre société écran monégasque, sept propriétés à quelques mètres de son château, dont une villa de deux étages avec piscine et garage. Or ces sociétés-écrans et ces maisons n’apparaissent pas dans les déclarations de patrimoine qu’il est tenu de déposer en tant qu’agent public, selon les documents obtenus par le partenaire tchèque de l’ICIJ, Investigace.cz.

Les belles demeures de Tony et Cherie Blair

Les « Pandora Papers » éclairent aussi d’une lumière crue certaines déclarations faites par d’autres hautes personnalités. En février 2021, le Tony Blair Institute for Global Change invitait les décideurs politiques à taxer de manière plus importante les terrains et les maisons. Dès 1994, alors qu’il faisait campagne pour prendre la tête du parti travailliste britannique, Tony Blair lui-même regrettait que des personnes aisées échappent à l’impôt : « Pour ceux qui peuvent employer les bons comptables, le système fiscal est un havre d’arnaques, d’avantages et de profits », déclarait-il lors d’un discours prononcé dans les Midlands de l’Ouest, en Angleterre. « Nous ne devons pas faire de nos règles fiscales un terrain de jeu pour les abuseurs fiscaux qui ne paient rien ou presque, alors que d’autres paient plus que leur part. »

Les « Pandora Papers » révèlent cependant qu’en 2017, Tony Blair et sa femme Cherie sont devenus propriétaires à Londres d’un immeuble victorien d’une valeur de 8,8 millions de dollars, où ils ont hébergé le cabinet d’avocats de Cherie Blair. Mais pour cela, ils n’ont pas acheté le bâtiment. Ils ont racheté les parts de la société des Îles Vierges britanniques qui détenait le bien, et qui appartenait à la famille du ministre de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme de Bahreïn, Zayed bin Rashid Al Zayani. En prenant le contrôle de cette société plutôt qu’en achetant l’immeuble lui-même, les Blair ont bénéficié d’un montage juridique qui leur a évité de devoir payer plus de 400 000 dollars de taxes foncières en Angleterre.

L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair et sa femme Cherie à Londres (Royaume-Uni) le 20 juin 2019 (JUSTIN NG / MAXPPP)

Sollicitée, Cherie Blair a déclaré que son mari n’était pas impliqué dans la transaction, et que son objectif était de se conformer « au régime fiscal et réglementaire du Royaume-Uni ». Quant aux Al Zayani, ils affirment que leurs « sociétés se sont conformées à toutes les lois britanniques passées et présentes ».
Par ailleurs, un autre ex-homme politique plus proche de nous est cité dans les « Pandora Papers » : Dominique Strauss-Kahn, qui a créé une société aux Emirats arabes unis.

Les États-Unis peu regardants

En décembre 2018, les Bahamas ont adopté une loi contraignant les sociétés et certains trusts à déclarer l’identité de leurs véritables propriétaires. L’archipel était alors sous la pression de grands pays, dont les États-Unis. Certains politiciens bahamiens se sont opposés à cette initiative, craignant que cette nouvelle contrainte ne décourage les riches clients latino-américains de placer leur argent aux Caraïbes. « Les gagnants de ces nouvelles règles sont les États américains du Delaware, de l’Alaska et du Dakota du Sud », estime un avocat local.

Et il est vrai que depuis, des dizaines de millions de dollars ont été transférés depuis les Caraïbes et l’Europe, vers le Dakota du Sud, un État américain peu peuplé qui est devenu un abri de choix pour les actifs étrangers. Depuis une dizaine d’années, le Dakota du Sud mais aussi le Nevada, et plus d’une douzaine d’autres États américains se sont transformés en paradis fiscaux. Si les autorités américaines ont contraint les banques de Suisse et d’autres pays à communiquer les informations qu’elles possèdent sur les ressortissants américains titulaires de comptes à l’étranger, elles semblent cependant beaucoup moins promptes à leur accorder la réciprocité. Le pays a refusé d’adhérer à un accord de 2014 soutenu par plus de 100 juridictions, dont les îles Caïmans et le Luxembourg, qui aurait obligé les institutions financières américaines à partager les informations dont elles disposent sur les avoirs des étrangers chez elles.

Le Dakota du Sud : nouveau paradis fiscal

Résultat : les législateurs de l’État du Dakota du Sud ont approuvé une législation offrant de plus en plus de protections aux clients des trusts. Leurs actifs dans l’État ont ainsi plus que quadruplé au cours de la dernière décennie, pour atteindre 360 milliards de dollars. L’une des plus grandes sociétés fiduciaires de l’État aurait aujourd’hui des clients répartis dans 54 pays et 47 États américains, parmi lesquels plus de 100 milliardaires. Selon une étude de l’universitaire israélien Adam Hofri, 17 des 20 juridictions les moins restrictives au monde pour les trusts se trouvent désormais aux États-Unis.

Et peu importe l’origine des fonds. L’ICIJ et le Washington Post ont identifié près de 30 trusts basés aux Etats Unis liés à des personnalités étrangères impliquées dans des affaires douteuses ou accusées de malversations. Parmi elles : Guillermo Lasso, un banquier et ancien gouverneur équatorien qui a été élu président en avril 2021. Même s’il s’en défend, les « Pandora Papers » révèlent qu’il a créé des trusts au Dakota du Sud. Selon Yehuda Shaffer, ancien chef de la cellule de renseignement financier israélienne, il est « clair que les États-Unis constituent une énorme faille. Ils critiquent le reste du monde, mais chez eux, c’est un problème extrêmement sérieux. »

Des proches de Vladimir Poutine

Les noms de plusieurs Russes apparaissent aussi dans nos documents. En 2015, un responsable de la conformité d’Alcogal a découvert qu’un cabinet d’avocats chypriote, Nicos Chr. Anastasiades and Partners, avait aidé un milliardaire magnat du pétrole russe, ancien sénateur, par ailleurs producteur de cinéma ayant des liens avec Hollywood, Leonid Lebedev, à dissimuler quatre sociétés en déclarant que des employés du cabinet d’avocats étaient les propriétaires de ses entités. Lebedev a fui la Russie en 2016 après que les autorités l’eurent accusé d’avoir détourné 220 millions de dollars d’une société spécialisée dans l’énergie. Le magnat n’a pas répondu à nos sollicitations, mais Theophanis Philippou, le directeur général du cabinet d’avocats, a déclaré à la BBC, partenaire de l’ICIJ, qu’il n’a jamais trompé les autorités ni dissimulé l’identité du propriétaire d’une entreprise.

Un autre Russe proche de Vladimir Poutine est également cité dans les « Pandora Papers ». Il s’agit de Konstantin Ernst, un célèbre producteur de télévision qui a contribué à façonner l’image d’un Vladimir Poutine « sauveur de la Russie ». Les « Pandora Papers » révèlent qu’il a participé à une opération très lucrative, peu après avoir supervisé la réalisation de la cérémonie d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi. À l’occasion d’une série de privatisations financées par l’État, il s’est abrité derrière de nombreuses sociétés offshore pour acheter des dizaines de cinémas et des propriétés en périphérie de Moscou. Des opérations qu’il n’a pas souhaité commenter.

Source : L’ICIJ et ses partenaires, Jacques Monin de la cellule investigation de Radio France – franceinfo