Selon une ancienne confidente de Mouammar Kadhafi, Israël a cherché à recruter le dirigeant libyen comme intermédiaire pour négocier un accord de paix avec les Palestiniens après la guerre de 2007 à Gaza.
Le président israélien Shimon Peres souhaitait que Kadhafi, traité pendant des années comme un paria par les pays occidentaux, remplace le président égyptien Hosni Moubarak en tant qu’intermédiaire, et entretenait la perspective de pourparlers de paix accueillis par la Libye.
Shimon Peres estimait que Kadhafi était parfait pour un tel rôle en raison de son immense popularité dans le monde arabe, parce qu’il n’y avait pas de frontière entre les deux pays et parce que l’animosité entre la Libye et Israël était d’ordre idéologique et non territorial. Cette révélation est faite dans un livre écrit par la femme d’affaires jordanienne Daad Sharab, pendant longtemps conseillère de Kadhafi, dont elle avait la confiance.
Elle raconte avoir été emmenée secrètement d’Amman à Tel Aviv à bord d’un jet privé israélien pour y rencontrer Shimon Peres dans une chambre d’hôtel. Elle refusa la poignée de main avec le Premier ministre israélien. « Vous tuez des Palestiniens tous les jours à Gaza », lui aurait-elle lancé. Imperturbable, Shimon Peres lui fit savoir qu’Israël voulait « résoudre la question de Gaza en signant une sorte d’accord avec les Palestiniens », avant d’ajouter : « Kadhafi serait un intermédiaire idéal. »
« Nourrir l’ego du colonel »
« Nous sommes prêts à nous rendre en Libye ou à le rencontrer [Kadhafi] dans un pays neutre », lui aurait glissé Shimon Peres.
Après discussion, ils ont convenu que la Jordanie serait le lieu de rencontre idéal, et Daad Sharab a accepté la poignée de main de Shimon Peres à la fin de l’entrevue. Craignant un tollé national si le peuple libyen apprenait qu’il parlait à Israël, Kadhafi donna son accord en précisant que les pourparlers devaient se dérouler en secret.
Daad Sharab explique que « [le colonel Kadhafi] ne voulait pas prendre le risque de s’asseoir autour d’une table avec Israël, ce qui aurait forcément contrarié de nombreux Libyens, pour être finalement associé à un échec ». Daad Sharab, qui a passé plus de vingt ans à travailler pour Kadhafi en tant que médiatrice et raccommodeuse itinérante, note toutefois que « l’approche israélienne n’a fait que nourrir l’ego du colonel. »
Dans un large entretien accordé à Middle East Eye à la suite de la publication de ses mémoires intitulés The Colonel and I: My Life with Gaddafi, Daad Sharab raconte que le dirigeant libyen lui avait confié des missions secrètes dans le monde entier, au cours desquelles elle a échangé directement avec le président américain George H. W. Bush et rendu visite en prison au responsable présumé de l’attentat de Lockerbie, Abdelbaset al-Megrahi.
Elle explique que Kadhafi, qui a dirigé la Libye de 1969 à son assassinat en 2011, l’a finalement trahie en la plaçant en résidence surveillée pendant plus de deux ans. Elle estime avoir été chanceuse de survivre aux bombes de l’OTAN qui se sont abattues sur Tripoli lors du soulèvement soutenu par l’Occident qui a mis fin au règne de Kadhafi et à ses jours.
Interrogée par MEE à son domicile londonien, Daad Sharab fustige l’ancienne secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, qui a selon elle tenu des propos élogieux à l’égard de Kadhafi lors d’un dîner intime à New York avant de se réjouir publiquement de la mort du dictateur.
Clinton était « très intéressée à l’idée de rencontrer Kadhafi. Elle a dit qu’il était très charismatique et qu’elle aurait aimé le rencontrer avec Bill », confie la femme d’affaires à MEE.
Dans son livre, Daad Sharab fait part de sa consternation lorsqu’elle a eu vent de la plaisanterie d’Hillary Clinton – « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort » – après l’assassinat du dirigeant, quelques jours après la venue de cette dernière à Tripoli pour des entretiens avec les dirigeants de la transition.
Saddam Hussein « doit être traité avec respect »
« Ce n’était pas le comportement d’une femme d’État qui aspirait à de hautes fonctions […] C’était le genre de fanfaronnade stupide que l’on attend de Trump. Je pensais qu’elle valait mieux que cela et je me suis souvenue de notre dîner à New York, où elle semblait avoir envie de travailler avec le régime libyen », confie Daad Sharab. Elle dénonce également un autre dirigeant occidental qui a soutenu Kadhafi, le Premier ministre britannique Tony Blair, le qualifiant de « vautour planant au-dessus de la Libye ».
Invitée par MEE à s’expliquer, elle affirme que Blair « a conclu un accord avec la Libye pour rapporter de l’argent à son pays et non pour être juste », manifestement en référence à l’« accord du désert » conclu par une poignée de main entre les dirigeants sous une tente près de Tripoli en 2004. L’accord a consolidé les liens entre les deux pays en matière de sécurité et de renseignement, notamment avec la restitution de dissidents libyens à Tripoli par la CIA, orchestrée par les Britanniques. Il a également permis aux grandes entreprises britanniques de conclure des accords commerciaux et pétroliers.
Daad Sharab n’a « jamais fait entièrement confiance » aux motivations de Blair, même si elle concède qu’il entretenait des relations chaleureuses avec Kadhafi. Elle se souvient d’avoir entendu Kadhafi déplorer auprès de Blair les images humiliantes de l’ancien dirigeant irakien Saddam Hussein diffusées à la télévision après sa capture à la suite de l’invasion américaine de 2003. « Saddam est un militaire et le chef de l’armée. Il doit être traité avec respect », lui a-t-il indiqué.
Kadhafi a averti Blair que « traiter un dirigeant arabe de cette manière ne [ferait] que renforcer la colère contre la Grande-Bretagne et l’Amérique ». « Le Premier ministre britannique ne contrôle pas les médias », lui a répondu Blair. Selon Sharab, cette réponse « n’a pas semblé satisfaire » le dirigeant libyen, qui a martelé que cela ne devait pas se reproduire.
L’accord de Lockerbie
Les relations entre Blair et Kadhafi avaient été rendues possibles par la reconnaissance par la Libye, en 1999, de sa responsabilité dans l’attentat à la bombe contre le vol Pan Am 103 reliant Londres à New York en 1988, qui avait explosé au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie, tuant les 259 passagers et membres d’équipage ainsi que 11 personnes au sol.
La Libye ayant été identifiée comme un coupable potentiel dans les semaines qui ont suivi l’attentat, Kadhafi envoya Daad Sharab en tant qu’émissaire auprès du président américain de l’époque, George H. W. Bush, qui l’avait invitée à s’adresser aux Britanniques plutôt qu’aux Américains. Un accord fut finalement été conclu : la Libye reconnut sa responsabilité et versa dix millions de dollars à chacune des familles des victimes en échange de la levée des sanctions.
Abdelbaset al-Megrahi, ancien agent des services de renseignement libyens et suspect dans cette affaire depuis 1991, a été remis à un tribunal écossais spécial convoqué aux Pays-Bas et emprisonné à vie en 2001. Daad Sharab souligne que l’accord n’était qu’« une question d’argent, pas de justice » et que l’Occident avait besoin d’« une victime à blâmer », tandis que Kadhafi recherchait « un moyen de s’extirper du bourbier des sanctions ». Elle rapporte à MEE : « Ils ont piégé la Libye alors qu’il [Kadhafi] n’avait rien fait. Il a dit que s’il avait fait quelque chose, il l’aurait reconnu, mais il n’avait rien fait. » Les spéculations sur l’identité des responsables de l’attentat de Lockerbie se sont poursuivies au cours des décennies qui ont suivi les aveux libyens.
En 2014, une enquête d’Al Jazeera a indiqué qu’une organisation palestinienne établie en Syrie et financée par l’Iran, le Front populaire de libération de la Palestine – Commandement général (FPLP-CG), avait perpétré cet attentat en représailles après qu’un avion de ligne iranien a été abattu par un navire de guerre américain dans le Golfe en 1988.
Daad Sharab éprouve une profonde sympathie pour Abdelbaset al-Megrahi, à qui elle a rendu visite en prison en Écosse avant sa libération pour raisons médicales en 2009, après la découverte d’un cancer en phase terminale. Il est décédé chez lui, à Tripoli, en 2012. Aujourd’hui, elle affirme que l’Occident a piégé « un homme innocent » qui ressemblait à « un comptable affable ».
Elle s’en prend à Saïf, le fils de Kadhafi, qui s’est publiquement attribué le mérite du retour d’Abdelbaset al-Megrahi en Libye. Selon elle, il a à peine pris part à sa libération et « n’a jamais pris la peine » de lui rendre visite en prison. MEE rappelle à Daad Sharab l’affirmation faite par l’ancien ministre libyen de la Justice Moustapha Abdeljalil en 2011, selon laquelle Kadhafi aurait personnellement ordonné l’attentat.
« Vous n’êtes pas la bienvenue ici »
« Il ne sait rien. Il était ministre quand Kadhafi était président. Pourquoi travailler avec lui en ayant la certitude qu’il a fait ça ? », rétorque-t-elle. « À mes yeux, Megrahi était la 271e victime de Lockerbie », soutient-elle. Elle accuse les services de renseignement britanniques de connaître et de dissimuler la vérité sur Abdelbaset al-Megrahi. Interrogée par MEE au sujet des preuves dont elle dispose, elle répond qu’elles sont « basées sur ce que Kadhafi [lui] a dit et ce que Megrahi [lui] a dit en prison. Les deux ont dit qu’il était innocent. Et si Megrahi était coupable, la Grande-Bretagne ne l’aurait pas libéré. »
Dans son livre, Daad Sharab raconte ses échanges houleux avec les chefs notoires des services de renseignement de Kadhafi, qu’elle accuse d’avoir conspiré pour la détruire parce qu’ils étaient jaloux de ses contacts et de son influence. Sa première mission importante pour Kadhafi consistait à rendre visite à des Libyens détenus dans des prisons britanniques après avoir été envoyés à l’étranger pour y tuer des dissidents, raconte-t-elle.
Se faisant passer pour une représentante de l’« Union des femmes libyennes », elle a pu accéder aux prisonniers avant de découvrir que les millions de dollars mis de côté pour leurs frais de justice avaient été volés par les services de renseignement libyens. « Si j’avais vraiment été la maîtresse de Kadhafi, je n’aurais pas tenu 22 ans en Libye »
– Daad Sharab
En communiquant cette information à Kadhafi, elle est devenue une ennemie des services de renseignement. Elle raconte que par la suite, elle a été suivie et filmée secrètement tandis que son téléphone a été mis sur écoute. Son ennemi le plus puissant était Abdallah Senoussi, le chef de la sécurité intérieure, qu’elle décrit comme « un personnage maléfique, capable de tout ». D’après son témoignage, Abdallah Senoussi, qui était aussi le beau-frère de Kadhafi, lui aurait lancé : « Vous n’êtes pas la bienvenue ici. »
Dans son autobiographie, elle indique qu’elle lui a répondu en ces termes : « Si c’est vraiment le cas, je dois l’entendre de Kadhafi, pas de vous. » À partir de ce moment, elle a compris que sa sécurité en Libye dépendrait uniquement de Kadhafi. Bien qu’elle ait été proche du dirigeant et qu’elle ait bénéficié de sa confiance, Daad Sharab nie avoir été son amante et affirme qu’il ne lui a jamais fait d’avances. « Si j’avais vraiment été la maîtresse de Kadhafi, je n’aurais pas tenu 22 ans en Libye », souligne-t-elle.
« Ni ange, ni démon »
Daad Sharab pense que l’accord conclu par Kadhafi avec l’Occident a marqué le début de sa chute. Selon elle, l’accord de Lockerbie, la fin des sanctions et l’acceptation de Kadhafi sur la scène internationale ont peut-être « scellé son destin ». « Il était devenu une autre personne », se souvient-elle. Kadhafi estimait qu’« il était désormais intouchable. Il se croyait au-dessus de toutes les lois du monde. »
D’après Daad Sharab, Kadhafi a cessé d’écouter les conseils et ne prêtait plus attention aux questions importantes en Libye. Il n’envisageait pas non plus sa propre succession, même s’il était au pouvoir depuis 1969. « Quand vous mourrez, qui s’occupera de la Libye ? », lui demanda-t-elle un jour. Kadhafi lui répondit : « Je m’en fiche. Moi d’abord, rien à faire de la suite. Je me fiche de ce qui se passera. »
Elle tient toutefois à défendre le bilan de Kadhafi en tant que dirigeant. Elle affirme qu’il a favorisé l’éducation des filles et encouragé les femmes à aller à l’université et à occuper un emploi. La population bénéficiait de soins de santé gratuits et de logements subventionnés par l’État, énumère-t-elle.
MEE a demandé à la femme d’affaires si elle était consciente de la brutalité du régime pour lequel elle travaillait, illustrée notamment par la tristement célèbre prison d’Abou Salim, les actes de torture qui y étaient pratiqués et le massacre de 1996 au cours duquel des centaines de prisonniers ont été tués selon les estimations. « C’est à cause du chef des services de renseignement, Senoussi, pas de Kadhafi, soutient-elle. Quand je travaillais avec Kadhafi, je n’ai rien vu de mal. Je ne dis pas que Kadhafi était un ange ou un démon. Je parle simplement de ce qui m’est arrivé. »
Mais si Kadhafi était populaire, pourquoi tant de gens se sont-ils soulevés contre lui en 2011, et pourquoi tant de gens ont-ils célébré sa mort brutale ?
Sur la vidéo de la mort de Kadhafi, on le voit se faire rouer de coups puis se faire abattre par des combattants après avoir été blessé lors d’une attaque de l’OTAN contre son convoi à la périphérie de Syrte, sa ville natale et son dernier bastion.
Refusant de qualifier le soulèvement de révolution, Daad Sharab laisse entendre que si l’OTAN n’était pas intervenue, Kadhafi « serait encore aux commandes ». « Les gens ont célébré cela parce qu’ils pensaient que leur avenir serait meilleur », explique-t-elle à MEE. « Sa mort a créé un vide immense. La Libye d’aujourd’hui est un pays beaucoup plus dangereux et divisé », écrit-elle dans son livre.
Daad Sharab fait part de son mépris pour les dirigeants occidentaux, qu’elle accuse d’avoir cultivé Kadhafi puis de l’avoir abandonné lors de « ses heures les plus sombres ». À l’inverse, elle décrit le président russe Vladimir Poutine comme « l’un des rares hommes politiques à ne pas avoir semblé se réjouir de la chute de Kadhafi ».
Revenant sur sa vie avec l’homme qui a dirigé la Libye pendant quatre décennies, Daad Sharab se veut philosophe : « Il fait partie de mon histoire. Il fait partie de ma vie. Je ne peux pas l’effacer. Je ne regretterai jamais d’avoir travaillé avec lui. Mais la fin fut triste. »