Convoi de Barkhane : à Tera, « les soldats français se sont rassemblés et ont ouvert le feu »

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Un convoi de ravitaillement de l’opération a été bloqué samedi 28 novembre par une foule de jeunes en colère dans cette ville du Niger. Pour les disperser, l’armée française assure avoir « effectué des tirs de sommation ». « Des tirs directs », réfutent trois témoins interrogés par « Libération ». Les heurts ont fait trois morts et onze blessés graves.

Jamais, depuis le lancement de l’opération Barkhane, en 2014, un simple convoi de ravitaillement n’avait déclenché de telles scènes d’hostilité à la présence militaire française au Sahel. Parti d’Abidjan, en Côte-d’Ivoire, le 14 novembre, la colonne de 80 véhicules escortée par une centaine de militaires français – essentiellement des soldats du 2e régiment étranger de parachutistes – a finalement atteint son objectif, la base malienne de Gao, dimanche.

Il s’agissait du trente-deuxième convoi logistique de ce type en six ans. Mais celui-ci a fait face à une situation inédite. Après avoir été bloqué une première fois par des manifestants à Kaya, au Burkina Faso, le 18 novembre, il a de nouveau été confronté à une foule en
colère lui barrant la route à Tera, dans l’ouest du Niger, huit jours plus tard. Le face-àface, tendu, a connu un dénouement tragique : trois personnes ont été tuées dans les heurts, selon le dernier bilan du ministère de l’Intérieur nigérien.

Plusieurs témoins, joints par téléphone par Libération, ont donné leur version des événements de la matinée de samedi, au cours de laquelle au moins onze autres manifestants ont été gravement blessés. Leurs récits, concordants, font état de tirs directs de la part des soldats français en fin de matinée, pour forcer le passage du convoi. « Les militaires français n’ont pas tiré dans la foule », dément catégoriquement le colonel Pascal Ianni, porte-parole de l’état-major des armées. Retour sur une confrontation qui a duré plus de cinq heures.

Barricades de banches et de pneus

Fayçal Hamadou, 29 ans, a fait partie des jeunes de Tera mobilisés pour empêcher la progression du convoi. « On voulait vérifier ce que les Français transportaient dans leurs camions, dit-il. Depuis des années qu’ils sont chez nous, ils ne nous ont jamais aidés, mais les jihadistes, eux, sont plus forts que jamais ! » Une rhétorique antifrançaise largement partagée parmi la jeunesse de la ville : « Les Français n’interviennent que pour leurs intérêts, ils sont là pour exploiter les ressources du Niger », récite le jeune homme, qui tient une boutique en centre-ville.

Dans la nuit de vendredi, des petites barricades de branches et de pneus, parfois enflammés, sont montées à la sortie de la ville, en direction de Niamey. Des dizaines de garçons veillent pour stopper l’avancée des véhicules français, stationnés à quelques
kilomètres de là, de l’autre côté de la bourgade. « Vers 5 heures du matin, ils sont arrivés. On était face à face, eux à l’ouest, nous à l’est, au niveau du poste de police, décrit Fayçal Hamadou. Au début, ils ont utilisé des gaz lacrymogènes, ça a duré plusieurs heures, en discontinu. Puis, avant 11 heures, un avion français est venu, il a lâché des lacrymogènes [en réalité, des leurres habituellement utilisés pour brouiller le guidage des missiles, ndlr]. Après ça, les soldats se sont rassemblés et ont ouvert le feu. »

La chronologie des faits est confirmée par Moussa Harouna, 48 ans, joint à l’hôpital national de Niamey, où il accompagne son neveu, « touché par deux balles », à la cheville et au dos, et son petit-fils, blessé à la tête et toujours inconscient. « J’étais sur place de 6 heures à 11 heures. On a entendu que les Français donnent des armes aux jihadistes [une fausse information qui s’est propagée sur les réseaux sociaux ces dernières semaines], on ne peut pas accepter ça, on voulait les empêcher, dit-il. Toute la matinée, il y a eu des lacrymogènes, puis l’avion a lâché ses gaz, c’est à ce moment-là que les soldats ont tiré sur les jeunes. Ils étaient à une dizaine de mètres. Je les ai vus clairement. »

« Les enfants lançaient des cailloux »

Adamou Ali, 16 ans, a été blessé ce matin-là. Lui aussi a été évacué à l’hôpital de Niamey. « Je suis allé sur le terrain samedi pour dire aux enfants d’arrêter, raconte son père, Ali Issifi, d’une voix éteinte. Ils voulaient voir ce qu’il y avait dans les containers de Barkhane. Quand tu es âgé et que tu vois ça, ton rôle est de les calmer. Car une fois le feu allumé, on ne sait pas jusqu’où il peut brûler. » Adamou est son cinquième enfant, il a été opéré du nez mardi. « Sa narine gauche est foutue, a dit le docteur, mais heureusement lui n’a pas été touché par une vraie balle, seulement un projectile en caoutchouc », poursuit Ali Issfi, qui décrit la même scène que les précédents témoins : « La grande bagarre a eu lieu à la sortie de Tera, près du poste de police, les Français tiraient cette fois à balles réelles, je l’ai vu de mes propres yeux, affirme-t-il. Les Français demandaient de libérer la route, la foule était tout près d’eux, à 5 ou 6 mètres, les enfants lançaient des cailloux, à la main ou au lance-pierres, ils s’attaquaient aux véhicules. L’avion a tout mélangé, c’est là qu’ils ont commencé à faire feu. »

Le porte-parole de l’état-major des armées confirme que les soldats français ont fait usage de grenades lacrymogènes samedi matin – « plus de 300 » au total – et de grenades de désencerclement pour « tenter de disperser la foule ». En vain. « Le face-à-face a duré cinq heures. Vers 10 h 30, les manifestants se sont à nouveau regroupés, ils étaient plus d’un millier, survoltés. A ce moment précis, il y avait une vraie inquiétude pour la vie des gens dans le convoi, décrit le colonel Pascal Ianni. C’est là qu’on a procédé à des tirs de sommation en l’air. » Toujours sans parvenir à ouvrir un passage pour les véhicules de tête. « Vers 11 heures, il y a eu des tirs de semonce coordonnés au sol, à moins de 10 mètres, poursuit-il. Là, ça a finalement permis de casser la manifestation, et d’avancer. Je pense qu’on a évité un drame. »

Le drame a pourtant bien eu lieu pour les familles de Tera. « La vie de mon petit-fils est en danger, la balle est toujours dans son crâne, ils ne peuvent pas l’opérer, s’inquiétait Moussa Harouna mercredi soir. J’ai vu de mes propres yeux les militaires français tirer sur les jeunes qui n’avaient que des cailloux, comment expliquer ça ? » Fayçal Hamadou décrit encore une fois la scène : « Les soldats français se sont regroupés en plusieurs lignes, ils étaient rassemblés sur le goudron, ils se déplaçaient en même temps, ils ont tiré face à eux, pas au-dessus, ni à gauche, ni à droite, insiste-t-il. Ce n’est pas un seul militaire qui a tiré, ils sont plusieurs à avoir ouvert le feu. »

Munitions de calibre Otan

Les gendarmes nigériens, qui escortaient le convoi depuis son entrée le territoire national, étaient présents, mais n’ont pas fait usage de leurs armes, selon les témoins que Libération a interrogés. Les étuis des cartouches récoltées au bord de la route, photographiés, « correspondent au calibre Otan de munitions utilisées par les militaires français avec leurs armes réglementaires », précise un spécialiste.

Comment ces projectiles ont-ils pu tuer trois personnes et en blesser 11 autres, samedi à Tera ? Dans la panique, certains militaires ont-ils délibérément effectué des tirs directs, comme l’affirment les témoins, et non vers le sol, comme l’assure l’état-major ? Des balles ont-elles atteint des manifestants par accident ? A seulement 5 mètres de distance, les tirs de sommation vers le sol ont-ils pu ricocher ? « Ces ultimes tirs de semonce, en dernier recours, alors que plus rien n’arrêtait les plus violents, ont pu provoquer des blessés, indique le colonel Ianni. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on n’a pas vu de morts, on a vu deux blessés, qui ont été pris en charge par deux ambulances nigériennes. »

Les chirurgiens qui ont opéré les victimes, à Niamey, ne se sont pas encore exprimés sur la nature et l’origine des blessures qu’ils ont eues à traiter. Une enquête a été ouverter « pour déterminer les circonstances exactes de cette tragédie et situer les responsabilités », a annoncé le ministère de l’Intérieur. La Commission nationale des droits humains du Niger a également entamé des investigations.

Article de Célian Macé publié dans le journal français « Libération »